Pour son entrée au répertoire de la Comédie Française, les frères Jean-Yves Ruf et Eric Ruf signent une adaptation magistrale de « Troïlus et Cressida » de William Shakespeare. Ce drame en cinq actes méconnu du grand public est relativement inclassable dans l’Å“uvre du Maestro notamment par rapport à son style, la richesse des thèmes abordés ainsi que son niveau de langue élevé. Servi par quelques-uns des plus grands sociétaires du Français et joué dans la toute nouvelle salle Richelieu, ce spectacle ravira sans aucun doute les amateurs de Shakespeare tant par sa complexité que par son interprétation !
La guerre de Troie est suspendue, les Grecs et les Troyens sombrent dans l’ennui et ne trouvent plus de véritables raisons de se battre. Malgré ce conflit enlisé Troïlus fils de Priam tombe amoureux de Cressida la fille de Calchas passé à l’ennemi. Mais en Troyen obéissant il se résout à rendre Cressida aux Grecs en échange du retour d’Anténor un prisonnier Troyen.
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Ce texte rentre sans conteste dans la catégories des « pièces à problèmes » de Shakespeare. Oscillant sans cesse entre récit de guerre et histoire d’amour, la pièce ne paraît au départ jamais réussir à choisir un véritable camp. Mais on comprend que parmi tous les thèmes traités et la multitude de personnages présents c’est la désillusion qui prédomine. C’est une pièce sur la perte de la ferveur, sur l’absurdité d’une guerre interminable où les deux parties se côtoient amicalement un jour pour mieux se tenir tête le lendemain sur les champs de bataille. Hector et Achille sont ,de part et d’autre de ce conflit, deux héros qui n’ont plus de motivation au combat. Si l’enjeu n’est pas de taille pour eux alors cette bataille ne devient qu’une petite guerre intestine qui n’a plus de raison d’être. De même Troïlus vivra une autre forme de désillusion en livrant Cressida aux Grecs puis en constatant qu’elle n’est pas fidèle à ses vÅ“ux. Celle-ci n’aura eu que très peu de temps l’illusion de l’amour, sa survie dans cette meute d’hommes l’obligeant à se soumettre au Grec Diomède. Le seul qui tire son épingle du jeu c’est Ulysse, manipulant sans remords ses camarades pour réveiller leurs ardeurs au combat.
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Jean-Yves Ruf s’attache avec sa mise en scène à réinventer le lien avec la salle, le quatrième mur n’existe plus et les comédiens s’adressent régulièrement au public laissant apparaître de très beaux moments de sincérité. Car c’est également un discours sur le théâtre que nous sert ici Shakespeare au travers de cette désillusion, du côté éphémère de la gloire des guerriers et surtout de la pensée en mouvement constant. La parole a dans cette pièce beaucoup plus d’importance que l’action. La traduction d’André Markowicz renforce d’ailleurs cette impression. Il s’est efforcé de ne jamais moderniser ce texte mettant ainsi en exergue la complexité de la langue de Shakespeare. Dans sa scénographie Eric Ruf accentue l’opposition entre les deux mondes comme pour mieux mettre en lumière leurs ressemblances. D’un côté les Grecs vivent derrière un mur renfermés sur eux-mêmes, de l’autre les Troyens sont dans un espace ouvert  sous des tentes colossales. Mais les hommes de part et d’autre sont identiques, ils vivent la même déchéance de leurs utopies passées.
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Comme souvent à la Comédie Française la distribution est remarquable, ici pas de petits rôles que des grands comédiens ! Eric Ruf est exceptionnel dans le rôle d’Ulysse. Gilles David nous sert un Pandare truculent, ses interventions souvent décalées apportant une touche d’humour intéressante. Enfin saluons les performances de Loïc Corbery pour le personnage d’Ajax et Jérémy Lopez impressionnant dans le rôle de Thersite. Vous l’aurez compris cette pièce mérite largement son entrée au répertoire du Français et l’adaptation de Jean-Yves Ruf est à ne pas manquer !
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Audrey Jean
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« Troïlus et Cressida » de William Shakespeare
Mise en scène de Jean-Yves Ruf
Traduction : André markowicz
Scénographie : Eric Ruf
Avec : Yves Gasc, Michel Favory, Eric Ruf , Laurent Natella, Michel Vuillermoz, Christan Gonon, Loïc Corbery, Stéphane Varupenne, Gilles David, Georgia Scalliet, Jérémy Lopez, Louis Arene, Sébastien Pouderoux, Akli Menni, Laurent Cogez, Carine Goron, Lucas Hérault, Blaise Pettebone, Nelly Pulicani, Maxime Taffanel
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Comédie Française
place Colette
75001 Paris