Entourée de certains de ses acteurs fétiches, Pauline Sales présentait la semaine dernière aux professionnels sa dernière création au Théâtre Paul Scarron du Mans. Dans « Les femmes de la maison », elle dessine une fresque au long cours retraçant plusieurs décennies de combats féministes au travers de nombreux personnages femmes-artistes et d’une maison qui les abrita, un lieu refuge et inspirant qui accompagne les différentes évolutions de l’époque et les leurs, plus intimes et profondes. Un spectacle passionnant, dense porté par une équipe de haut-vol, à voir bientôt on l’espère en tournée.
Dans les années 40, Joris est follement amoureux d’une femme photographe, cette femme est libre, en dehors des conventions, leur relation du même acabit entière, passionnée et follement originale. Lorsqu’elle le quitte pour un autre, Joris choisit en guise d’adieu de lui offrir une maison, une sécurité sans contrepartie afin qu’elle puisse créer en toute liberté. Plus tard tandis qu’elle veut vendre la maison il la rachète sur un coup de tête. Un acte un peu fou qui sera pourtant fondateur dans son rapport aux femmes, en effet dans la continuité et le souvenir de cet amour passé il met alors la maison à disposition de nouvelles artistes. De ces années 40 jusqu’à 2020 les femmes se succèdent dans la maison pour un temps de création, un suspens plus ou moins long, plus ou moins nécéssaire, plus ou moins salutaire. Simone par exemple entre sur la défensive dans la maison, en proie au doute sur à peu près tout elle prendra son envol comme une grande respiration, brisera ses chaînes et se trouvera, s’émancipera enfin du poids de son entourage et du sentiment d’illégitimité dans ses murs, grâce à ce temps précieux face à elle-même offert par la maison.  Dans les années 70, Miriam sera elle plus indocile, une  forte tête qui bouleversa tous les codes, en mettant au premier plan la condition organique de la femme, en faisant du corps de la femme un art, motif de vulves gigantesques sur des coussins, expositions de pièces de lingerie dans le jardin, interdiction pour les  hommes d’entrer dans ce sanctuaire. Elle radicalise la maison Miriam, poussant ainsi Joris dans ces retranchements et illustrant l’émergence de courants qui libèrent profondément la parole des femmes. Ainsi l’avortement, le rapport au corps féminin, sa jouissance, les menstruations, les violences sexuelles, tout devient sujet artistique à cette époque. Pauline Sales s’inspire ici de Judy Chicago et Miriam Chapiro et de leur exposition WomanHouse en 1972 à Chicago, première grande tentative collective de dynamiter la figure féminine coincée au foyer, le sexisme et les stéréotypes de genre et par là même surtout le patriarcat. Dans une dernière partie qui met en scène une résidence d’écriture pour trois autrices, c’est bien de notre époque qu’il s’agira. Si certains combats semblent gagnés la garde ne doit pas être baissée et c’est finalement entre les femmes que surgit ici la contradiction la plus lourde. Selon leur génération, leur réussite sociale ou professionnelle, on réalise bien qu’elles peuvent aussi être ennemies, ne pas se comprendre, se blesser, aller à l’encontre d’idéaux passés. Dans une société qui interroge de plus en plus le genre, Pauline Sales questionne ainsi également la possibilité de ne plus vouloir être femme dans cette dernière partie rajoutant une couche supplémentaire à la densité de ce projet. Son habileté consiste en effet à positionner dans chacune des époques un ou des personnages à la marge, en qualité d’observateurs à convaincre ou non, comme un contre-point permanent qui ajoute juste ce qu’il faut de distance à ce moment précis du changement de paradigme. La dramaturgie s’en trouve ainsi complexifiée de bout en bout, et le propos doublement mis en perspective par la présence en filigrane de Joris seul personnage masculin au travers des époques mais aussi par certains de ces personnages féminins témoins frileux de l’évolution, contradicteurs profonds ou simples amateurs du classique « c’était mieux avant ». Une interrogation permanente qui dit précisément la complexité du débat féministe mais aussi tout simplement l’ambivalence du genre humain. Au final grâce à une distribution éclatante qui passe avec la plus grande aisance d’un rôle à l’autre, « les femmes de la maison » devient un spectacle nuancé qui ne veut pas trancher ni juger, ni documentaire ni pure fiction il se sert de la matière théâtrale pour prendre la juste distance sur l’histoire, pour mettre en avant également la folle richesse du débat d’idées et enfin pour célébrer la satisfaction des luttes accomplies, des émancipations gagnées et pour puiser le courage requis pour les batailles qui restent à emporter.
Audrey Jean
Les Femmes de la maison, de Pauline Sales
Mise en scène Pauline Sales
Scénographie Damien Caille Perret
Photographies Jean-Louis Fernandez
Avec Olivia Chatain, Anne Cressent, Vincent Garanger, Hélène Viviès