Fedora sur la tête, Pierre Notte, écrivain, auteur dramatique et metteur en scène plébiscité par le jury du prix Renaudot à deux reprises et par l’Académie des Molières à six reprises évoque avec authenticité son dernier spectacle Jubiler, son rapport à l’écrit, ses réussites, ses déceptions, mais aussi ses projets d’avenir.
Une création artistique affinitaire
Par une fraîche après-midi ensoleillée, Pierre Notte debout, une cigarette électronique au coin des lèvres, guette notre arrivée dans le hall venté et glacial du désertique théâtre du rond-point. C’est ici qu’il avait produit en janvier 2020 le spectacle L’Effort d’être spectateur. Il nous propose de nous installer à la table de la petite brasserie du théâtre où il nous sert des boissons chaudes. Au milieu des bruits de perceuses, il se confie sur la genèse de sa dernière création : Jubiler.
Monté à Chartres, ce spectacle autour du texte de Denis Lachaud, est né d’abord d’une affinité entre Pierre Notte et les comédiens Judith Rémy et Benoit Giros. Au-delà de l’amitié, c’est aussi le sujet qui a rassemblé cette équipe autour d’un projet commun, celui des relations amoureuses à cinquante ans : « Jubiler ». Comme l’explique le metteur en scène : « Tout ça, nous préoccupe tous puisqu’on a tous les quatre cinquante ans, Judith, Benoit, Denis et moi-même. La question de la vie professionnelle sociale amoureuse à l’âge de cinquante ans, est quelque chose qui nous concerne tous. C’était toutes ces grilles de lecture qu’on voulait aborder en travaillant la pièce. »
Le spectacle, mettant en scène un homme et une femme de cinquante ans qui se rencontrent sur internet, offre en effet à réfléchir sur une question peu représentée au théâtre comme au cinéma : « Quand on a cinquante ans aujourd’hui, on n’est pas forcément à la marge de la société et pourtant on est évidemment en train de prévenir un certain nombre de déclins sociaux, professionnels, physiques, amoureux peut être sexuels…La question de la procréation ne se pose plus du tout de la même manière non plus. » Si les rencontres amoureuses sur internet naissent de messages interposés en « chat » bien souvent, Pierre Notte se refuse à montrer sur le plateau une conversation mais s’attache plutôt à « la violence des rapports humains par des mouvements, des forces et des énergies », pour reprendre ses propres mots. Il s’agit pour lui de faire fi d’une approche psychologique du théâtre. Ce sont les corps sur scène qui donnent vie à des réalités humaines que Pierre Notte brûle d’explorer, de questionner, de déchiffrer, en portant à la scène un texte qui n’a, à première vue, rien de théâtral : « Il s’agit d’un texte extrêmement discursif, très explicatif. « Le projet de la mise en scène c’était de mettre en vie et en en flamme, le texte qui lui est extrêmement narratif et littéraire », dit-il en frottant les paumes de ses mains.
Copyright Pierre Notte
Un goût du risque
Ce qui caractérise le travail de Pierre Notte, c’est une volonté de sortir des sentiers battus. Pas question de rester dans une zone de confort. Chaque projet doit représenter un défi, même le plus extrême. Qu’il s’agisse du texte de Stéphane Guerin Kalachnikov, de Noces écrit par Jean-Luc Lagarce ou de La Magie Lente et de Jubiler écrits par Denis Lachaud, chaque mise en scène pose son lot de contraintes, presque insurmontables quelque fois, que Pierre Notte s’amuse à tenter de résoudre par tous les moyens : « A chaque fois, ce sont des textes qui me semblent très difficiles à comprendre ; j’ai l’impression qu’ils dépassent totalement mes capacités de compréhension et mes capacités intellectuelles. Ils m’échappent donc parce que j’ai du mal à les comprendre, j’ai du mal à les cerner les saisir et je sais qu’en les mettant en scène, je vais travailler sans cesse à essayer de les comprendre de les clarifier pour moi d’abord et ensuite pour qu’ils puissent prendre vie sur le plateau. Il m’est arrivé de me voir proposer des textes que je trouvais formidable, que je comprenais immédiatement mais qui ne présentaient pas pour moi un défi. Ça ne me semblait pas impossible. Là , c’est parce que ça me semblait impossible que je voulais essayer de le faire. »
Si l’enjeu en matière de mise en scène est de taille, les comédiens Judith Rémy et Benoit Giros ne sont pas épargnés par les difficultés, bien au contraire. Ce spectacle consacré au sujet des relations intimes implique de mobiliser leurs expériences personnelles pour construire les personnages et donner corps et vie à l’histoire d’amour qu’ils doivent représenter sur les planches. « C’est pour ça que le texte me semblait aussi très difficile Il y avait des choses extrêmement privées qui relèvent de l’intime et qu’on tient à préserver. Les enjeux sur scène pour Benoit et pour Judith de jouer la pièce sont en résonnance sans cesse avec ce qu’ils vivent tous les deux. Et c’est évidemment très intéressant. Ce ne sont pas des gens détachés du projet. » Le texte tout comme la pièce en elle-même engage véritablement l’intimité de chacun des membres du projet, puisque c’est à partir des histoires personnelles de Judith Rémy et de Benoît Giros que cette création a été écrite.
 Comment alors rendre réel des situations vécues sans violer l’espace privé de chacun ? Pierre Notte répond : « On se concentre sur le texte, sur toutes les difficultés qu’il pose d’abord. On travaille tout de même avec deux individus qui n’ont pas le même vécu. Sur le plateau, les comédiens n’ont pas les mêmes angoisses. Ils ne travaillent pas au même rythme, et n’attendent pas les mêmes choses de leur metteur en scène. Ils n’ont pas les mêmes exigences et les mêmes besoins. En résumé, on est très seuls tous les trois pendant toute la période du travail. Moi avec la mise en scène et les comédiens dans leur rôle respectif. Le travail consiste peu à peu à se à se lier autour d’un temps commun aménagé, pour que tout cela prenne vie. »
« Il s’agira peut-être de s’adapter à la situation mais en aucun cas de l’utiliser par opportunisme pour mettre en scène un projet »
Depuis le printemps 2020, la question de la relation à l’autre a pris une place d’autant plus particulière dans notre quotidien. Pierre Notte affirme ne pas s’être senti particulièrement affecté ou influencé dans son travail sur le spectacle. Jubiler parviendrait donc presque à s’affranchir des peurs et des problèmes que la pandémie nous a imposés, tout en se faisant un miroir clairvoyant des relations amoureuses dans toute leur complexité. Elle expose et interroge la tension qui nous habite entre ce besoin et cette peur de l’autre, cette incapacité à être l’être aimé tout en jouissant d’une liberté parfois incompatible avec une vie à deux : « Toutes ces questions ont été très violemment mises à l’épreuve, mais j’aurais mis en scène la pièce de la même manière sans la situation sanitaire que nous traversons. Nous aurions fait exactement le même travail. Cela dit, c’est vrai que parfois, en répétitions, un certain nombre de phrases et de situations prenaient une ampleur particulière puisque nous devions répéter dans un théâtre vide, sans public, sans personne. On devait se retrouver dans des situations de distanciation sociale qui nous obligeaient à veiller toujours à la distance à l’autre. Et la question qui revenait sans cesse, c’est celle du rapprochement. C’est celle de l’autre et de sa proximité. Évidemment il y avait des résonnances mais en tout état de cause j’aurais fait le même travail. Derrière ce pari surprenant, réside une véritable volonté de passer outre le contexte sanitaire, coûte que coûte. Une situation sociale peu inspirante, voire pas du tout, en particulier concernant les rencontres amoureuses fortement atrophiées par l’absence de contacts humains imposés par le confinement. C’est un refus de ma part aussi d’être d’une manière ou d’une autre influencé par la catastrophe du monde. Il s’agira peut-être de s’adapter à la situation mais en aucun cas de l’utiliser par opportunisme pour mettre en scène un projet ».
« Si je n’ai pas un projet d’écriture je deviens fou »
Malgré sa volonté de ne pas se laisser influencer par la pandémie mondiale actuelle, le metteur en scène de Jubiler se dit toutefois terrifié à l’idée de ne plus pouvoir travailler. D’ailleurs, c’est cette crainte qui lui insuffle un désir de mettre sa fécondité créatrice au service de multiples travaux à la fois. Dans chacune de ses innombrables activités, l’écriture occupe une place centrale dans la vie artistique de Pierre Notte. Metteur en scène mais aussi comédien, compositeur, auteur de chansons et écrivain, il s’avère être un véritable boulimique de travail qui multiplie les projets, à la recherche de réponses sur des sujets brûlants. Chaque jour, il peaufine, reprend, corrige, réécrit ce qu’il rédige avec toujours une idée de création en tête qui le motive : « Si je n’ai pas un projet d’écriture, je deviens fou. J’ai besoin de me réfugier dans un monde que j’essaye de construire à travers des personnages, ça m’est nécessaire. », avoue-t-il.
Plutôt qu’être happé par le virus du covid19, ce sont plutôt des questions sur la nature complexe et « dégueulasse » de l’être humain qui obsèdent Pierre Notte et qui lui donnent envie de porter des projets de mise en scène. Des questions souvent nourries par des faits d’actualité qui impliquent nécessairement un débat dans l’opinion public. Ce fut notamment le cas avec L’Enfant sur le loup un spectacle monté en 2011 qui évoque la question éminemment d’actualité de l’inceste et de la pédophilie. « Cette problématique sociétale répondait, quand on en parlait à ce moment-là , à une époque précédente immédiate qui était extrêmement conservatrice. Ensuite, cela s’est déchaîné dans tous les sens à des endroits totalement inacceptables et, heureusement, que c’est inacceptable aujourd’hui. Je trouvais ces sujets très obsédants, très préoccupants depuis longtemps et ces questions-là ont inquiété tout le monde au même moment.
La provocation, un parti-pris de prédilection
Loin de s’ériger en précurseur qui ferait émerger une parole avant les autres Pierre Notte se positionne cependant en être curieux du monde et des semblables qui l’entourent, toujours à l’affût pour soulever des questionnements d’actualités qui le taraudent. C’est par les mots qu’il parvient à se positionner dans le monde en partageant avec la complicité d’un public, des colères, des indignations ou des incompréhensions.
La scène représente un cabinet de curiosités dans lequel il rassemble et expose « ses monstres » pour en révéler la composition. Toute cette recherche lui permet du même coup d’interroger sa propre nature d’homme qui porte en lui un certain nombre de vices construits. C’est ce qu’il entreprend de faire dans son dernier projet au titre dérangeant : « Je te pardonne, Harvey Weinstein » qui traite du problème plus que jamais nécessaire de la violence faite aux femmes.  « Il n’y a pas de militantisme dans ma démarche mais il y a probablement un désir de provocation. », affirme-t-il. « La provocation, c’est un outil que j’use non pas pour prêcher une parole commune mais bien pour exposer des phénomènes pas toujours jolis à voir, comme le dit, amusé, Pierre Notte.
Ce goût pour la provocation s’illustre dès le titre de cette nouvelle création qu’il est bien décidé à produire, peu importe la tournure des évènements que nous vivons. Nous avons hâte que ses projets voient le jour afin de pouvoir à nouveau l’applaudir sur les planches d’un théâtre.
Propos recueillis par Marie Lorho et Laurent Schteiner