Après une longue matinée d’installation de son nouveau spectacle dans les caves fraîches et obscures de l’Essaïon, Véronique Boutonnet, auteur de la pièce a accepté de m’accorder une entrevue. Co-fondatrice de la compagnie Les Âmes Libres, elle produit des textes adaptés de grands classiques littéraires qu’elle brûle de se réapproprier. Deux de ses créations Une Vie et Martin Eden sont à l’affiche de L’Essaïon théâtre où se déroule notre échange. Emmitouflée dans sa grande écharpe bariolée et son grand manteau de laine, elle m’évoque son rapport à la création et aux livres, son procédé d’écriture, ses projets passés, actuels, et ceux à venir.
« Il y a des livres qui me bouleversent tellement que j’ai envie de rentrer dedans. ”
Depuis ses jeunes années, Véronique Boutonnet entretient une relation très forte avec la littérature. C’est cette passion ancienne qui nourrit en elle des projets d’écriture théâtrale. Tandis qu’elle tient sa paire de lunettes entre ses doigts, elle confie : « Il y a des livres qui me bouleversent tellement que j’ai envie de rentrer dedans. Le théâtre est, pour moi, le seul endroit où l’on puisse partager des parcours de vie semblables. Ce goût de me réapproprier des grands classiques me vient de là, de la littérature et de mon goût pour des personnages qui sont universels. Parmi ces lectures marquantes, figurent Une Vie de Maupassant et Martin Eden de Jack London. L’autrice se souvient : « Une Vie ,c’est un texte que j’ai lu très jeune et qui, sans que je m’explique pourquoi, ne m’a jamais quitté. J’ai adoré ce livre et en particulier tout le contexte de lecture du livre. Je devais avoir 14 ans, un truc comme ça J’ai toujours gardé le souvenir de ce livre en moi, je l’ai relu une fois par an.. Martin Eden, je l’ai lu plus tard et pareil ça m’a fait un choc. » Un choc qui, des années plus tard, a conduit Véronique et sa troupe Les Âmes Libres à porter ces deux textes réécrits à la scène. Tout comme le héros éponyme de Jack London, Véronique a un rapport viscéral à l’écriture, : « Je cherche le chemin, la porte par laquelle entrer dans le livre et j’essaye que cette porte soit la plus proche de moi, qu’elle soit personnelle, originale et qu’elle amène une lecture nouvelle de l’œuvre, sans la dénaturer. »
L’importance du collectif dans le travail de Véronique
Avec Richard Arselin, son partenaire à la scène comme à la vie, Véronique fonctionne en tandem. Ensemble, ils imaginent des écritures pour la scène et s’influencent mutuellement, chacun dans leur domaine respectif : « Tout ce qui est mis en espace, n’est pas de mon ressort. En revanche, c’est vrai que dans l’adaptation, très vite, je mets une orientation qui va influer sur la mise en scène. Par exemple, pour Martin Eden, Richard avait envie de faire vivre la mer, le voilier… Moi, je voulais travailler sur la mise en abîme. Et finalement ces deux idées là se sont rencontrées pour créer ce spectacle un peu atypique. » Aux yeux de l’écrivaine, le texte de théâtre est un objet mouvant, amené à changer constamment au gré des énergies qui circulent sur le plateau. Aussi les comédiens sur scène font figure de matériau, de source d’inspiration pour donner vie à ses spectacles : « C’est pas évident pour les comédiens au début, parce que quand j’écris et que je leur livre la partition c’est un texte, avec des dialogues mais je ne dis pas quel personnage parle. Ça leur laisse beaucoup de liberté. Parfois dans ma tête, c’est un personnage qui disait telle réplique mais finalement je change et je répartie au fil des répétitions. J’entends des choses qui ne fonctionnent pas et je continue de travailler , pour finir le travail d’écriture sur le plateau. Je peux changer une scène et réécrire tout un début en parallèle. C’est ça qui est génial avec le théâtre, c’est vivant. On peut tout le temps changer la place d’un mot, d’une scène, jusqu’à ce que ça commence à prendre son rythme de croisière. »
“ Ce qui me touche de façon générale en littérature, c’est ce passage de l’enfance à l’âge adulte”
Si les textes qu’elle projette de réécrire la touche différemment, il réside toutefois des thématiques auxquelles Véronique est tout particulièrement sensible, que l’on retrouve dans Une Vie et Martin Eden : « Les deux héros de ces deux pièces arrivent dans la vie de façon très ouverte et naïve et ils s’y confrontent avec une extrême brutalité . Ce qui me touche de façon générale en littérature, c’est ce passage de l’enfance à l’âge adulte. J’ai l’impression qu’il y a un peu de ça dans les deux livres. Il y a une énorme fragilité là-dessous. » Cette fragilité, Véronique la questionne et l’expose de manière singulière et étonnante dans Une Vie :” “Je m’étais imposé comme contrainte de ne pas être dans l’incarnation de caractère mais plutôt que le genre n’ait plus d’importance, pour mettre le récit complètement en valeur. Cela correspond à la distance que Maupassant met avec ses personnages. Il n’est pas du tout dans le jugement ou dans l’empathie, à contrario de Jack London. ” Si ce texte très sombre figure parmi les plus célèbres du romancier, l’écrivaine a choisi de le traiter d’une façon tout à fait opposée :”Je voulais dès le début de mon travail, partir sur ce qui n’est pas apparent dans le livre à savoir la joie de vivre et le soleil. Il y a un seul chapitre où Jeanne est heureuse, c’est pendant son voyage de noces en Corse malgré quelques zones d’ombres. C’est vraiment le moment où elle touche un petit peu au bonheur à travers la nature, la découverte de la sensualité, qui l’obsèdera toute sa vie. J’ai écris plusieurs versions, jusqu’au moment où j’ai trouvé l’idée de faire vivre ça par deux personnages. Je les imagine dans une chambre d’hôtel à Cuba, en Perse, ou en Grèce, chacun imagine ce qu’il veut. En tout cas ces deux personnages je les imagine très loin de cette Normandie très sombre et humide de Jeanne. C’est aussi ce qui va donner plus de poids aux passages les plus tristes de sa vie.”. Il réside alors une lueur d’espoir et un message très féministe mis en lumière par ce rayon de soleil qui domine cette création intelligente et originale. ”C’est l’histoire d’une femme dévorée par toutes les conventions qui mène une vie très dure, se marie mal et se laisse maltraiter. Malgré toutes les dépressions et les aléas de sa vie, c’est elle qui s’en sort, finalement. Grâce à l’aide d’une autre femme, venue du peuple et la naissance de sa fille, elle réchappe. Une Vie c’est le récit de femmes qui luttent se cognent à la vie qui remontent et sortent gagnantes malgré tout.”
“Ce qui constitue un énorme défi et que je recherche quand j’écris une pièce, c’est qu’il n’y a absolument rien de théâtral”
La contrainte constitue un moteur de création pour Véronique Boutonnet. Pas question de rester dans une zone de confort. Comment mettre en scène un texte romanesque ? Véronique répond : Ce qui constitue un énorme défi et que je recherche quand j’écris une pièce, c’est qu’il n’y a absolument rien de théâtral ni dans Martin Eden, ni dans Une Vie. Il n’y a pas de grands rebondissements , d’aventure, ou de souffle ; ce qui n’est pas le cas pour Le Comte de Monte Cristo dont j’avais aussi produit une écriture. Il y a tous les ingrédients du cinéma, c’est parfait. Dans Martin Eden pas du tout. On est dans un travail introspectif par rapport à l’écriture ou dans la description. C’est justement ce qui peut créer une intimité avec le public. C’est un peu un miroir qui reflète plein de questionnements qui peuvent être ceux de tout le monde. Des idées de re-lectures et d’écritures pour le théâtre, Véronique Boutonnet n’en manque pas. Elles peuvent rester plusieurs années dans les cahiers sans en sortir et prendre vie dix ans plus tard. Alors que ces deux dernières créations sont toujours à l’affiche de L’Essaïon, d’autres projets ont émergé et seraient en cours d’élaboration. A ce sujet Véronique me confie en esquissant un sourire :” J’aimerais travailler sur un autre roman de Dumas, La Reine Margot. C’est un roman fleuve avec la nuit de La Saint Barthélémy et j’aimerais au contraire travailler sur une lecture très intimiste… C’est une idée dans ma tête qui peut être ne se réalisera pas mais j’avais commencé à le réécrire un peu… J’aimerais bien travailler à nouveau pour la millième fois sur Les Misérables, parce que je l’ai fait plein de fois avec des amateurs comme avec des professionnels et c’est… incontournable, on s’en lasse pas et c’est malheureusement de plus en plus d’actualité…aujourd’hui. Il y a aussi un livre qui pour le coup est encore moins théâtral que tous les autres (rires) et ça fait très longtemps que je veux produire quelque chose dessus sans que je n’ai trouvé comment, c’est le Grand Meaulnes. Je trouve ça extraordinaire, ce livre.C’est magique. Quand on le lit, on a à la fois l’impression d’un conte de fée et on est aussi chez Balzac et Maupassant ; c’est très étrange et puis ça fait partie des grands classiques.” Souhaitons donc à toutes ces belles idées de voir le jour sur une scène de théâtre et une belle continuation aux deux spectacles de La Compagnie Les Âmes Libres, actuellement programmés au théâtre Essaïon.
Propos recueillis par Marie-Amélie Lorho