En aparté : Elisabeth Bouchaud

par | 13 Mai 2024

Elisabeth Bouchaud, directrice du théâtre de La Reine Blanche, nous a fait l’amitié d’accepter un entretien revenant sur sa passion de la science et de la scène. Elle nous a confié son regard sur la trilogie qu’elle a écrite sur ces femmes scientifiques peu connues du grand public. Cette série théâtrale remporte actuellement un vif succès. Découvrez cette femme passionnante aux multiples talents. 

SLP_ Comment une physicienne de votre qualité a pu se tourner vers le théâtre en acquérant le théâtre de la Reine Blanche en 2015 en lui apportant une couleur scientifique puisqu’il se nomme désormais « Scène des Arts et des Sciences » ?
Elisabeth Bouchaud_
Je n’ai pas tourné à 180° comme ça du jour au lendemain. En fait, j’avais commencé le théâtre dès l’âge de 22 ans. Lorsque j’étais en dernière année de mon école d’ingénieur, je me suis inscrite au Conservatoire de Bourg-La-Reine – Sceaux où j’ai eu la chance d’avoir deux grands professeurs qui s’appelaient Cécile Grandin et Jean-Pierre Martineau. J’ai eu beau faire une carrière de chercheuse, j’ai toujours fait du théâtre en pointillé en jouant et en écrivant. A partir du moment où cela a été possible de prendre la bail d’un petit théâtre parisien et être trop vieille dépourvue d’énergie car il en faut ! Mon mari et moi avons décidé de reprendre La Reine Blanche. Peu connue et sachant qu’il y avait des théâtres à vendre, personne ne voulait me revendre un bail. Je me suis tournée vers une agence immobilière qui proposait des baux commerciaux. C’est ainsi que j’ai découvert et visité la Reine blanche. Ce théâtre me convenait parfaitement ! Nous y avons fait des travaux mais c’était déjà un lieu très attachant.

SLP_ Vous travaillez toujours en tant que physicienne ,?
E.B._ J’ai commencé à programmer en 2015 à La Reine Blanche mais je n’ai arrêté la science qu’en 2018 après que mon dernier étudiant thésard a soutenu sa thèse brillamment. D’autant que j’avais des projets qui ont vu le jour en 2019 : créer Avignon Reine blanche à Avignon et l’école de Salle Blanche avec Xavier Gallais et Florient Azoulay.

SLP_ Dans ce prolongement vous avez écrit une trilogie sur des femmes scientifiques exceptionnelles qui n’ont jamais été récompensées à leur juste valeur. Que représentait pour vous ce projet ? Réveiller une part de féministe au regard d’un milieu davantage gouverné par les hommes ?
E.B._ Oui bien sûr. C’est encore un milieu très masculin. Mais cela dépend des disciplines. En biologie et en chimie, c’est assez mixte et cela se passe très bien. En physique, en maths et en mécanique, le milieu est très majoritairement masculin. Il faut un équilibre. Les milieux sont soit tout l’un, soit tout l’autre. Ce n’est pas très agréable parce que les femmes se sentent un peu des monstres dans un environnement qui ne leur ressemble pas du tout. Elles ont du mal à percer le plafond de verre, à être promues…Elles ont souvent le syndrome de l’imposteur. Tous les chercheurs l’ont plus ou moins parce qu’on passe son temps à essayer de comprendre des choses ce qu’on ne comprend pas. Et quand on finit pas les comprendre, cela parait évident. 

SLP_ Pourquoi avoir écrit sur ces 3 femmes spécifiquement et pourquoi ces présentations de ces femmes dans cet ordre ?
E.B._
C’est totalement arbitraire. Personne ne connait Lise Meitner alors qu’elle a fait une découverte qui a changé le monde. La fission nucléaire est l’une de ses découvertes. Il y a un avant et un après. Le monde ne sera plus jamais tel qu’il est une fois cette découverte scientifique faite. D’une part parce qu’on a fabriqué la bombe et d’autre part, on dispose d’une source d’énergie gigantesque. Indépendamment du personnage féminin sur lequel est basé l’histoire de la fission nucléaire, il est dommage de ne pas connaître qu’il s’agit d’un noyau atomique qui se casse en libérant une quantité formidable d’énergie. Lise Meitner est très attachante parce qu’elle a un niveau moral et éthique très au-dessus de la moyenne. Non seulement, elle n’a pas été reconnue pour le découverte de la fission nucléaire mais elle a été présentée 49 fois au Prix Nobel et elle ne l’a jamais eu. C’est son collaborateur allemand, qui est resté en Allemagne nazie pendant toute la guerre, qui a été récompensé. Déjà, il s’agit là d’une injustice criante mais de plus, on l’a désigné comme « la mère juive de la bombe atomique » alors que c’est une des rares qui a refusé, pour des raisons morales, de faire partie du projet Manhattan. Elle ne voulait rien avoir avec la construction d’une arme de destruction massive. Il s’agit d’une histoire incroyable avec un arrière-plan de persécution des juifs durant le seconde guerre mondiale. 

SLP_ Sur quelle base documentaire avez-vous travaillé ?
E.B._
Concernant Lise Meitner et Rosalind Franklin, j’ai travaillé sur des biographies. Dans le cas de Rosalind Franklin et un peu dans le cas de Lise Meitner, les biographies vous donnent des morceaux de lettres car ces personnes s’écrivaient tout le temps au début du XXe siècle. Dans Exil intérieur, j’ai pu mettre dans la bouche des personnages des mots qu’ils se sont écrits. Quant à Jocelyn Bell, celle qui a découvert les pulsars, il n’existe pas de biographie. Je ne suis pas historienne. Alors je l’ai interviewé. Une femme charmante avec un humour incroyable qui m’a raconté toute l’histoire de la découverte du 1er pulsar avec ses démêlés avec son directeur de thèse. Il me fallait un plus de matière indépendamment de l’aspect scientifique. Elle m’a ainsi donné le nom d’une colocataire, Janet Smith, qui était étudiante en théologie. J’y ai accroché des dialogues entre elles. 

SLP_ Des scientifiques sont-ils venus voir ces représentations ?
E.B._ Oui. Ils ont beaucoup aimé. On a eu 2 fois le CEA qui a acheté une salle. Ils avaient vu l’an passé Exil Intérieur et cette année Prix NO’Bell. L’Institut des Hautes Etudes Scientifiques et Techniques est aussi venu. On aura le CNRS sur Rosalind Franklin. Enormément de personnes de l’Académie des Sciences sont venues aussi. Auparavant, j’avais eu un ami astrophysicien qui a relu la pièce sur Jocelyn Bell. Je trouve intéressant que le public apprenne de façon simple des choses techniques.

(c) Pascal Gély

SLP_  Concernant Rosalind Franklin, comment vous est venue l’idée de faire édifier une plaque commémorative à son nom ?
E.B._
Dans les biographies, il est précisé qu’elle a habité à Paris pendant 3 ans dont 2 ans rue Garancière. Elle adorait Paris. Or, en juin dernier, il se trouve que j’ai emménagé rue Garancière ! Je me suis mise dans la tête de rechercher où elle habitait afin de faire mettre une plaque commémorative car les gens ne la connaissent pas. Elle aussi avait changé la face du monde car la découverte de la structure de l’ADN consacre les débuts de la biologie moléculaire. Il s’agit d’une découverte majeure. On savait que l’ADN était porteur d’un message génétique mais on ne savait pas pourquoi. C’est vraiment la structure de double hélice qui permet de comprendre pourquoi on peut répliquer la molécule d’ADN à l’infini. Cela se débobine comme une fermeture éclair et chaque brin d’ADN, la moitié de la molécule, agit comme un espèce de gabarit qui peut s’associer avec un autre brin. Donc à partir d’une molécule on peut en faire 2 puis 4…

SLP_  Comment a été reçu cette initiative ?
E.B._ De façon très variable selon les gens. Certains ont trouvé formidable cette initiative, ceux qui me suivent depuis le début à La Reine Blanche et qui ont fait eux-mêmes des spectacles… On a des spectacles hybrides « des savants sur les planches », où un scientifique intervient pour parler de ses recherches et dont la parole est mise en résonnance avec des performances artistiques. Il y a près d’une quarantaine de grands scientifiques, des académiciens, des profs au Collège de France qui ont parlé sur la scène de La Reine Blanche. L’idée est de toucher le grand public. Les gens qui performent sur scène sont de belles personnes, attachantes et surtout loin des stéréotypes. Je le fais aussi pour les jeunes femmes afin de leur prouver que tout leur est possible et envisageable. On ne connait que Marie Curie. Il est temps que le monde cesse de se priver de la moitié de son intelligence !

SLP_  Justement, quel regard jetez-vous sur la communauté scientifique ? A-t-elle changé ? Moins patriarcale ?
E.B._ Oui  elle a beaucoup changé dans les domaines où les femmes sont presque aussi nombreuses que les hommes. Je crois que cela se passe très bien et que tout le monde en est content. En revanche, mon domaine, celui de la physique des matériaux, ou celui des maths, pêche par un manque patent de femmes. C’est dommage parce qu’on ne fait pas forcément la même science quand on est un homme ou une femme. Il y a une diversité d’approches des sujets scientifiques. Pas seulement une approche de genre mais aussi dans la multiplicité. Plus on est nombreux, plus on va trouver vite.

Le problème tient également au système de financement de la recherche. J’ai connu au début de ma carrière un système simple. Le chef de labo recevait une somme donnée qu’il divisait entre les différents laboratoires de son service. Maintenant, les fonds ne sont plus donnés directement. Il faut écrire des demandes de financement qui n’en finissent pas car chaque agence de financement a ses propres désidérata. Le taux de réussite est très faible. Ecrire ses projets de recherche et faire son auto-publicité n’est visiblement pas féminin. Moi, je me suis sentie très mal dans ce système. Je ne me plains pas car j’ai toujours été financée. Je ne suis pas partie par aigreur ou par déception. Je pense que c’est une perte de temps formidable de demander des fonds. 

Propos recueillis par Laurent Schteiner.

 

Share This