Julie Rossello-Rochet que nous aimons suivre ici vient de publier un bel ouvrage, Cross, chant des collèges, qui sonne comme un cri d’alarme face à un nouveau type de harcèlement scolaire engendrée cette fois par les réseaux sociaux. C’est avec beaucoup de pertinence et d’intelligence que cet ouvrage a été conçu disséquant au scalpel le harcèlement scolaire et ses conséquences tragiques. Cette oeuvre salutaire, programmée dans différents lieux en 2017 et 2018 (cf.infra), est à découvrir d’urgence. Découvrez notre entretien de cette jeune auteure pleine de talents !
Comment choisissez-vous vos sujets d’ouvrages ? Pour mémoire, votre dernier ouvrage avait trait à la danse.
Les sujets dépendent des personnes ou des raisons pour lesquelles j’écris. Dans DUO, lorsqu’un oiseau se pose sur une toile blanche, j’écrivais pour aller au bout d’un rêve, celui de la rencontre sur une toile blanche de deux chorégraphes (Merce Cunningham et Pina Bausch). Pour Cross, chant des collèges j’écrivais pour la metteure en scène Lucie Rébéré. Nous avions reçu, la metteure en scène et moi, une commande de la Comédie de Valence dans le cadre de ce que ce centre national dramatique nomme des « controverses ». Ce sont des spectacles conçus pour l’itinérance, qui voyagent sur le territoire de Drôme-Ardèche et qui jouent dans des salles polyvalentes ou des gymnases des communes et qui doivent ouvrir, à l’issue de la représentation, sur un temps d’échanges avec les spectatrices et spectateurs.
Pourquoi vous êtes-vous emparée du thème du harcèlement scolaire ? On n’en parle pas assez de ce sujet ou bien avez-vous été concernée personnellement ?
Si je suis allée puiser en mon adolescence, je n’ai pas été concernée par ce que vit la jeune héroïne. Par ailleurs, lorsque j’avais 12 ans ½, les téléphones portables faisaient seulement leur entrée dans la cour de récré et les réseaux sociaux n’existaient pas.
Pour vous répondre, notre « controverse » devait s’adresser à des spectateurs de 9-13 ans pour les plus jeunes d’entre eux. Les directeurs du théâtre (Richard Brunel et Christophe Floderer) nous avaient suggérés d’aborder le fait religieux à l’école par le biais de la thématique des Dix commandements. Nous sommes partis du thème de la croyance mais nous l’avons rapidement décliné en « croyance en soi ». Or ce qui pouvait lui-être gravement nocif à cette croyance ou confiance en soi, en particulier à l’adolescence, c’était, entre autres, le harcèlement scolaire. Harceler consiste à faire perdre toute substance à un individu, en lui faisant subir une répétition d’attaques, visant à ce que lui-même ne se considère plus comme digne de vivre et tende à disparaître. Les suicides d’adolescentes, victimes de harcèlement scolaire, relayés dans les médias, arrivaient comme des tragédies et comme autant de points d’acmés du paradoxe et de la complexité de ce que c’est « avoir confiance en soi » à l’adolescence ; une confiance qui nécessite à la fois l’amour absolu du groupe pour se sentir exister et en même temps, celle d’une quête infinie d’indépendance vis-à -vis des adultes, en particulier des parents. Une étape fragile, empreinte souvent de maladresse, de ratés, de détours grotesques mais étape-clé pour accéder pleinement à l’âge adulte, ou plutôt, disons à l’étape suivante ; celle de l’autonomie et des libres choix.
Pensez-vous que la place occupée par les réseaux sociaux soit déterminante dans le cadre du harcèlement scolaire ? Pourquoi ?
Le harcèlement scolaire a toujours existé mais on ne le nommait pas comme tel. L’expression de « bouc émissaire » est très vieille par exemple. Ça ne se nommait pas ou c’était minimiser par l’idée tenace dans l’éducation française, que la violence endurcissait l’enfant. Les réseaux sociaux procèdent d’une amplification phénoménale de ce qui a toujours existé. C’est-à -dire que le harcelé, grâce aux réseaux sociaux, peut tout à coup, par exemple, être exposé par ses bourreaux aux yeux de milliers d’internautes. Par ailleurs, l’écran met à distance celui qu’on insulte, il n’est plus de chair et d’os, il n’est plus qu’un nom ou un surnom ou une image, alors c’est facile de se défouler aveuglement sur la bête à abattre ; internet est un immense territoire de lâchetés. Par ailleurs, les téléphones portables androïdes sont souvent des sortes de « doudous » ou des prolongements corporels des adolescents (et de certains adultes). Un adolescent harcelé dans la cour de récréation dans les années 1980 n’était, a priori, plus attaqué lorsqu’il franchissait le seuil de sa maison ou d’autres endroits en dehors de l’établissement scolaire. Un adolescent aujourd’hui, sans cesse connecté via son téléphone portable qu’il tient dans la main une grande partie de la journée, peut être connecté sous sa couette à quatre heures du matin et lire les insultes qui lui sont envoyées sur les réseaux sociaux ou par simple SMS. Il est seul avec un monde extérieur alors présent, de fait, dans son intimité quotidienne. Cela est nouveau et aggrave un phénomène qui peut, à la base, rester sans conséquence grave. Aujourd’hui, le cyber-harcèlement accélère le harcèlement scolaire qui lui a toujours existé. D’autant que le paradoxe de l’adolescent, ce qui en fait la cible privilégiée de ces tragédies, c’est qu’il cherche sans cesse le lien avec ses congénères, il est dans l’hyper relation pour acquérir place et reconnaissance, parfois à n’importe quel prix, au sein du groupe. Malgré la souffrance infligée par leurs biais, nombre de harcelés ont par exemple du mal à éteindre leurs téléphones portables la nuit.
Pensez-vous qu’il n’existe pas assez de prévention contre les réseaux sociaux ?
Les faits divers tragiques de suicides d’adolescent.e.s ont permis, c’est triste mais c’est ainsi, que des associations de prévention et de sensibilisation du phénomène voient le jour. Je pense à l’association MarionLaMaintendue, fondée par Nora Fraisse, maman d’une adolescente morte, l’association Les Fleurs du Jasmin en Corse, SOS harcèlement, l’ALPHE dans le Languedoc, enfin elles sont nombreuses dans le pays et je ne peux pas toutes les citer mais surtout l’ancienne ministre de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche, (Najat Vallaud-Belkacem), avait fait de cette lutte l’une de ses priorités. De nombreuses campagnes de prévention ont ainsi vu le jour ces deux dernières années, des mises en place de relais dans les établissements et puis un site internet http://www.nonauharcelement.education.gouv.fr/ qui propose un numéro vert d’écoute : le 3020. Donc en France où, contrairement aux pays européens nordiques ou au Canada, on avait un énorme retard en la matière, le problème a été politiquement pris à bras le corps très récemment.
Vous avez identifié dans cette histoire une jeune fille de 13 ans, Blake. Pensez-vous que le harcèlement touche surtout les jeunes filles ?
Le fléau est mixte. Les bourreaux et victimes sont aussi bien des garçons que des filles mais je constate, après épluchage des faits divers, que les suicidées sont plus nombreuses à être des filles.
Il y a, à l’adolescence, la prise de risque de la démesure du dévoilement de soi, avec entre autres celui de la peau qui va de la simple suggestion érotique au strip-tease. Le déshabillement devant autrui est un risque avec lequel on aime jouer à l’adolescence, on se donne en pâture aux yeux des autres pour le meilleur et pour le pire. Aux soirées par exemple. Le dévoilement de soi fait partie intégrante de la quête de sensations, du foisonnement des désirs, de la rencontre et de la relation fusionnelle qu’elle soit amoureuse ou amicale. Or il faut que les deux partenaires aient de la douceur à donner au jeu de séduction. Le problème peut survenir lorsque l’un des deux s’offre mais que le ou la partenaire en face ne veut pas donner mais nuire.
Or souvent, la victime de harcèlement n’aura absolument rien donné d’elle pour être harcelée et c’est l’absurdité même du phénomène, cela commence souvent à partir de rien ; « ta tête ne me revient pas, tu es trop grosse, trop intelligente, tu t’exprimes trop bien, tu es trop maigre, etc », en tout cas, tu déranges à un moment donné. La base du problème est donc souvent le harceleur, c’est-à -dire celui qui, très concrètement, se rehausse ou plutôt a la sensation de se rehausser, en marchant sur la tête de l’autre. Il se sent plus haut, plus grand. C’est pourquoi, interroger le phénomène c’est s’adresser peut-être surtout aux bourreaux et ses suiveurs et leur dire : pourquoi as-tu besoin de faire ça ? Qu’est-ce qui t’en donne le droit ? Et si on gratte derrière, de nombreuses raisons apparaissent, parfois graves… bien que cela n’ait rien de systématique non plus. Cela s’appelle remonter un phénomène de violences enchâssées. Cela me semble primordial à penser à l’école qui est une micro société de futur.e.s citoyen.ne.s.
 Selon vous, comment lutter efficacement pour préserver nos enfants de ce fléau ?
Je pense qu’il faut mettre en place des rituels de dialogue à l’intérieur de la sphère familiale. Des temps de off avec les portables et tous les supports de réseaux sociaux. Ça veut dire, pour ma génération, être en capacité de montrer l’exemple en tant qu’adulte. Les réseaux sociaux doivent coopérer aussi aux enquêtes menées en cas d’agression d’un individu car ils sont finalement de nouveaux territoires de violence, où tous les coups bas semblent permis. Ensuite, en fin de primaire CM1, CM2, les enfants devraient connaître, à mon sens, la définition du harcèlement scolaire, savoir que cela se définit par la répétition (ce n’est pas une insulte en l’air lancée une fois), c’est la répétition d’attaques (insultes, surnoms dégradants, agressions physiques ou morales) avec une volonté d’anéantissement de l’autre (et bien que souvent cela ne soit pas conscientisé comme tel par le ou les agresseurs) qui tend à exclure l’individu du groupe. La solitude c’est déjà la réussite des harceleurs sur leur cible. Connaître le mot et en connaître les caractéristiques précises cela peut permettre à tout âge d’identifier ensuite une situation de harcèlement et de pouvoir alors en parler sans être immédiatement pris dedans, par exemple, plus tard, dans le monde du travail. Ensuite, je crois au jeu, le jeu de rôle que permet le théâtre : « on dirait que ». Les adolescents rejouent des scènes qu’ils ont connues et ensuite on rejoue la scène et on invente d’autres issues, d’autres possibilités à ce qui est. On fait marcher nos imaginaires ensemble parce que finalement le dispositif bourreau/victime ce n’est pas une relation très originale et à jouer on en fait vite le tour. Par ailleurs, le spectacle Cross, ou la fureur de vivre créé par Lucie Rébéré donne lieu à un temps d’échange à l’issue du spectacle. En Drôme-Ardèche, les élèves étaient également sensibilisés à cette question avant et après le spectacle à la fois par leurs professeur.e.s et par les membres de l’équipe artistique : Lucie Rébéré et les deux comédiens, Pierre Cuq et Louka Petit-Taborelli. La fiction permet dans ce sens de parler très concrètement d’un problème sans se raconter, on dit « moi si j’avais été Blake, j’aurais fait ça ou ça » ; cela permet de délier la parole de manière simple sur un problème qui ne l’est pas.
Comment aider une adolescente à se reconstruire ? Le déménagement est-il une solution en soi ?
Quand un narcissisme a été gravement dégradé à cet âge, la seule solution est de le restaurer. Je me souviens d’une adolescente qui rasait les murs pendant ses années lycées, constamment seule et insultée qui, jeune étudiante, avait fait un blog de beauté sur internet qui rencontrait alors un immense succès. Je pense qu’il faut forcément à cet âge, quand on a été meurtrie dans sa chair, attaqué sur son apparence, sa voix, bref ce qui nous constitue, des revanches intérieures qui ne peuvent passer que par la reconnaissance ou l’amour des autres. Une histoire amoureuse, un lien d’amitié. Mais c’est forcément long. Ça ne disparait pas je pense.
 Existe-t-il à votre connaissance des centres permettant une reconstruction face à une perte de moyens et de confiance en soi ?
Il existe nombre d’associations comme je vous le disais, et ce site important nonauharcelement mis en place par l’éducation nationale et puis, via les réseaux sociaux, c’est aussi leur grande richesse, on trouve nombre d’organisations, d’associations mais également de personnes qui ont connu ce phénomène qui témoignent. Internet est un immense territoire d’échanges (et donc de violences) mais beaucoup de solutions peuvent se trouver en confrontant les expériences.
Enfin, quels sont vos projets ?
Je viens de terminer deux textes PART-DIEU, chant de gare, écrit à partir du témoignage d’un mineur isolé réfugié en France mis en scène par Julie Guichard qui va jouer cette rentrée à AmStramGram, à Genève et aux Clochards Célestes à Lyon et ATOMIC MAN, chant d’amour conçu pour et avec Lucie Rébéré pour cinq comédiennes qui va jouer à la Comédie de Valence en mai 2018. Je vais collaborer avec Guy Naigeon pour un spectacle qui se jouera à Lyon au NTH8 en janvier sur l’homme et l’œuvre Federico Garcia Lorca, un poète qui m’est cher. Je commence par ailleurs un roman que j’écris en dialogue avec et pour une merveilleuse comédienne qui s’appelle Nelly Pulicani, autour et à partir de l’existence d’Albertine Sarrazin. « Autour et à partir » car il ne s’agit pas d’un biopic mais plutôt d’une vie et d’une œuvre utilisées comme fil rouge pour aborder la décolonisation française, le retour des pieds noirs en France, la guerre d’Algérie, mai 68, enfin les années 60-70 françaises, la mémoire défaillante, l’Histoire et l’amour.
Par ailleurs, le spectacle Cross, ou la fureur de vivre (Cross, chant des collèges) qui porte sur le cyber harcèlement d’une adolescente et mis en scène par Lucie Rébéré poursuit sa tournée pour cette saison 17/18 en décembre à Cergy (Théâtre 95) puis en février à Caluire-et-Cuire (Radiant-Bellevue) et en mai au Festival Ado à Vire (CDR Le Préau).
propos recueillis par Laurent Schteiner
Déjà parus :
DUO, lorsqu’un oiseau se pose sur une toile blanche, entretiens post-mortem avec Pina Bausch et Merce Cunningham, Montpellier : l’Entretemps, coll. « Ligne de corps », 2014.
CROSS, chant des collèges, Montreuil : éditions théâtrales, coll. « répertoire contemporain », 2016.
À paraître en 2018 :
PART-DIEU, chant de gare aux éditions théâtrales, printemps 2018.
https://www.julierossello-rochet.com/
Par ordre de représentations à venir :
PART-DIEU, chant de gare, mis en scène par Julie Guichard avec Ewen Crovella, Maxime Mansion, Benoit Martin, Nelly Pulicani le 19 septembre 2017 à 19h à AmStraGram (Genève) (entrée libre), au Théâtre des Clochards Célestes (Lyon) du 27 septembre au 1er octobre 2017 et le 3 décembre au NTH8 (Lyon). Spectacle à partir de 14 ans.
CROSS, ou la fureur de vivre (Cross chant des collèges), mis en scène par Lucie Rébéré avec Pierre Cuq et Louka Petit-Taborelli du 4 au 8 décembre 2017 au Théâtre 95 (Cergy), le 6 février 2018 au Radiant-Bellevue (Caluire et Cuire), du 24 au 26 mai dans le cadre du Festival Ado (Vire). Spectacle à partir de 9 ans.
LA BARRACA, mis en scène par Guy Naigeon avec Alizée Bingöllü et Vincent Pouderoux au Nouveau Théâtre du huitième (NTH8) à Lyon du 24 au 29 janvier 2018.
ATOMIC MAN, chant d’amour, mis en scène par Lucie Rébéré avec Margot Alexandre, Margaux Grilleau, Lorène Menguelti, Alice Pehlivanyan et Valentine Vittoz du 28 au 30 au Théâtre de la ville de Valence dans le cadre du festival « Ambivalence(s) » de la Comédie (Valence). Spectacle à partir de 14 ans.