Apres le génial « Démons » Lorraine de Sagazan retrouve ses acteurs fétiches et met en scène « Une maison de poupée » librement inspiré de la pièce d’Ibsen. Le Monfort nous gratifie de la reprise de ce spectacle trépidant et froid, une reprise qui tombe somme toute à point nommé. La création de Lorrain de Sagazan résonne en effet cruellement avec les récents mouvements de libération de la parole des femmes, un écho glaçant qui, par une réflexion sociologique sur les rapports de pouvoir au sein du couple, interroge avec force le spectateur.
Si la pièce originelle d’Henrik Ibsen fait figure de classique, Lorraine de Sagazan choisit très vite  de s’en affranchir en réutilisant les codes de sa précédente création « Démons ». Seule la trame est conservée à la différence primordiale que les rôles de Nora et Torvald sont ici inversés. Nous pénétrons donc dans l’intimité d’un couple du XXI ème siècle, à l’aise avec son époque, un couple aimant, moderne et progressiste en apparence. Nora travaille, elle est juriste dans un grand cabinet d’affaires, une réussite professionnelle fulgurante qui lui permet un niveau de vie très confortable. Son mari Torvald récemment licencié n’a du coup pas vraiment besoin de retrouver un emploi dans l’immédiat, il en profite pour s’occuper des enfants et tente une reconversion artistique fumeuse. Ils sont beaux, épanouis, on dirait bien qu’ils ont trouvé une forme d’équilibre tout personnel et indéniablement ça leur va bien. Il ne faudra pourtant pas moins de dix minutes pour que les aigreurs et les conflits sous-jacents se devinent derrière les petites phrases, tout n’est en fait pas si beau chez Nora et Torvald, tout ne va pas bien. Autour du couple gravitent des personnages inquiétants comme autant de juges et de vecteurs de pression, qui les poussent de plus en plus dans leurs retranchements jusqu’à l’explosion.
Lorraine de Sagazan ne se contente pas ici de changer le postulat de départ, elle s’attache comme à son habitude à réaliser une formidable déconstruction des perspectives, notamment grâce à la réécriture du texte. Les dialogues froids et cyniques, faussement détendus souvent crispés font mouche à chaque réplique. Subrepticement, par toutes petites touches, par toutes petites phrases, la machine s’enraye et commence en réalité à grincer. « Une maison de poupée » s’avère beaucoup plus riche qu’il n’y paraît. Les acteurs s’amusent de la proximité avec le public disposé dans un espace tri-frontal, leurs interventions sont drôles, féroces, naturelles au point de sembler improvisées, les dialogues sont vifs, se chevauchent et l’espace est très vite submergé par un apparent chaos. Lorraine de Sagazan dynamite le classique, le déconstruit avec jubilation mais au-delà de devenir une énième variation contemporaine, la création en se déstructurant révèle plusieurs grilles de lecture complexes et enchevêtrées. Le spectacle prend une allure de manifeste pour l’égalité des sexes, se teinte d’une atmosphère de manipulations et de violences pour finir en constat terrifiant, Nora n’aura connu que l’illusion de l’émancipation, tout se referme inéluctablement autour d’elle. Il n’y a pas d’issue. Les codes d’un ancien monde sont toujours bien là , les murs avec, et l’on n’a vraisemblablement pas fini d’essayer de les démolir.
La metteure en scène sait s’entourer, nous l’avions déjà constaté avec « Démons », elle ne change donc pas une équipe qui gagne mais redistribue simplement les cartes pour notre plus grand plaisir. Jeanne Favre trouve ici un rôle particulièrement dense dont elle s’empare avec brio, ses partenaires Lucrèce Carmignac, Antonin Meyer Esquerré et Benjamin Tholozan ne déméritent pas une seconde. Quant à Romain Cottard  il excelle dans cette partition machiavélique avec la fausse nonchalance qu’on lui connaît. Ainsi par son écriture et grâce à cette distribution pour le moins éclatante « Une maison de poupée » agite, déroute et questionne froidement notre rapport au pouvoir, au couple, au sexe. Lorraine de Sagazan réussit avec cette création cynique et menaçante à provoquer une nouveau vertige, elle cadre et décadre à l’envie jusqu’à remettre en question des paradigmes installés depuis plusieurs décennies, pour mieux interroger les normes qui au vu des récentes actualités ont toujours terriblement besoin d’être piétinées. Un spectacle incontournable.
Audrey Jean
« Une maison de poupée » par Lorraine de SagazanÂ
Librement inspirée de la pièce d’Henrik IbsenÂ
Avec Lucrèce Carmignac, Romain Cottard, Jeanne Favre, Antonin Meyer Esquerré et Benjamin Tholozan
Monfort Théâtre jusqu’au 6 Octobre à 20h30Â