À l’occasion de la programmation de « MADAM#4 Je préfère être une cyborg qu’une déesse » lors du prochain festival d’Avignon au Théâtre du Train Bleu, revenons sur cette expérience jubilatoire vécue le mois dernier au Théâtre Jacques Coeur de Lattes, pour la version intégrale de « MADAM Manuel d’Auto-Défense À Méditer », une traversée intense en 6 épisodes initiée par Hélène Soulié et portée par une équipe de guerrières. Une expérience de théâtre qui marque profondément, tant les corps face aux performances organiques des interprètes, que les esprits face à la richesse intellectuelle des débats, propositions et rencontres. Ce fut incontestablement une grande chance d’avoir pu assister à cette soirée d’anthologie, nous laissant l’impression prégnante d’un reboot de la pensée dynamisant.
« Pendant 4 années, j’ai parcouru les villes, les villages perchés dans la montagne, les bords de mer, collecté des récits, des témoignages, des parcours de vie, des paysages sonores, interviewé des centaines de femmes que j’avais identifié comme pionnières ou “troubles fêtes”, interviewé des chercheuses sur les plateaux de théâtre, chez moi, dans la rue ; j’ai empilé une bibliothèque féministe à faire pâlir Judith Butler; et créer les 6 épisodes de MADAM, mon Manuel d’Auto- Défense À Méditer.
Au début du film Les plages d’Agnès, on entend Varda dire:
“Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi, si on m’ouvrait, on trouverait des plages.”
Moi, si on m’ouvrait, on trouverait des images, des récits, des voix ; un espace fou de langage, un espace game…
On verrait une femme cliffhanger sur un fil suspendu entre deux immeubles, une femme sourire aux lèvres qui a pris la tangente, qui plie, déplie et replie à vue, le bonheur, les promesses, les révolutions ; une femme nomade, une âme monade. » Hélène Soulié
MADAM est un projet hors norme, la restitution d’un travail de recherche et d’écriture colossal dont les six différents épisodes se verront sans doute par le public plus souvent de manière séparés. Pour autant avoir assisté à l’intégrale donne à voir l’aspect titanesque de cette recherche au long cours, la richesse absolue de la multiplicité de ses voix et surtout l’évidence de l’intersectionnalité des luttes pour une société plus égalitaire. MADAM est en effet le récit d’un voyage entrepris par Hélène Soulié pendant quatre ans, c’est donc un carnet d’impressions, une introspection au temps long sur son propre positionnement au monde, avec en ligne de mire une tentative d’état des lieux objectif sur les questions de genre, d’identité, de féminisme. Hélène Soulié part ainsi à la rencontre de tout un tas de personnes, elle réunit des témoignages de vrais gens de la vraie vie, des bribes de parcours qu’elle entrecroise progressivement avec des travaux de différents ethnologues, de sociologues, de féministes, de militants. Une recherche-action qui progressivement maille autour d’elle de plus en plus d’énergie communicative, à mesure que le champ des questionnements s’élargit. Ce matériau fourmillant est ensuite devenu par le biais d’une collaboration avec six autrices contemporaines, six textes, six monologues pour actrices enragées, comme autant de manifestes et de paroles à déverser sur un monde malade de ces inégalités.
Si c’est au départ le parcours d’Hélène Soulié que l’on suit dans ce voyage MADAM notamment grâce aux textes courts qui servent d’intermèdes entre les épisodes, c’est véritablement à la construction méthodique de la pensée engagée que l’on assiste, à la montée en puissance de l’indignation, comme une quête initiatique militante où chaque épisode vient nourrir le précédent et donner un tremplin au suivant. Comme un rebond infini, un lancer de ricochets interminables les oppressions, les injustices, les schémas de dominations se répètent et s’entrelacent dans un sac de noeuds inextricable. Ainsi ce voyage personnel entrepris par Hélène Soulié devient universel et résonne à la face du monde, affichant haut et fort l’état des lieux de l’inégalité profonde de la société. Les trois premiers épisodes invitent alors à une refonte du système, chacun de ses actes étant composé d’une performance suivie d’un débat-interview avec une chercheuse. Les formes scéniques proposées par le collectif EXIT ont toujours quelque chose de visuellement percutant, la forme immédiatement interpelle, voici donc du théâtre qui donne littéralement à penser, à bousculer, à perturber en direct. La forme rencontre le fond avec brutalité, les questions posées parfois volontairement naïvement par Hélène Soulié aux différentes chercheuses remettent les pendules à l’heure, font exploser les absurdités des débats stériles autour du burkini ou de l’écriture inclusive en boucle sur les chaines d’info continue, dynamitent les justifications gênantes des mécanismes d’oppression sur les femmes, et pointent non sans humour rapidement l’ennemi commun. Quel enthousiasme face aux interventions brillantes de ces femmes, quelle atmosphère bouillonnante qui donne une furieuse envie de dévorer les travaux et ouvrages littéraires de ces féministes, humanistes incontournables. Les trois derniers épisodes de l’épopée font place à quelque chose de plus abstrait, une volonté de laisser de la place à un imaginaire débridé pour aller de l’avant et continuer la lutte.
Ce travail remarquable fera date c’est certain, galvanisant sur le plan intellectuel il est également profondément pédagogique, il est d’ailleurs à souhaiter que les plus jeunes générations puisse y avoir accès, que ce soit dans le cadre d’un spectacle vivant ou à la lecture du livret plateau on l’espère édité dans le futur.
Retour un peu plus détaillé sur certains épisodes de l’intégrale MADAM, pour nous les plus mémorables.
Madam#1 / Est-ce que tu crois que je doive m’excuser quand il y a des attentas ?
« On affiche partout des chartes de la laïcité, on prétend qu’on apprend le vivre ensemble, mais c’est totalement faux, c’est hypocrite. On n’apprend pas le vivre ensemble à l’école. On attend de toi que tu te conformes au modèle dominant, et que tout le monde soit pareil. On crée des sentiments de honte chez des enfants qui n’ont pas de sapin de Noël. On pose des regards condescendants sur leurs parents. L’école considère d’emblée que sa famille, sa culture, sa religion ou sa langue sont un problème pour l’enfant. Au lieu de considérer ça comme une richesse, comme une chance. »
Un premier épisode qui met directement les pieds dans le plat sur une des questions les plus débattues du système médiatique, la laïcité et plus précisément le sort des femmes musulmanes en France stigmatisées et instrumentalisées en permanence et ce encore plus depuis ces dernières années. Enrichi d’une discussion absolument passionnante avec la chercheuse Maboula Soumahoro ce premier texte signé Marine Bachelot Nguyen annonce la couleur, et l’intransigeance du projet pour un acte anti-raciste fort redonnant la parole à celles qui sont invibilisées dans le débat public et auxquelles on prête par contre bon nombre d’intentions, d’aliénations ou pire.
Madam#2 / Faire le mur ou comment faire le mur sans passer la nuit au poste ?
« Sois une femme. Une dame. Teint toi les cheveux. PAS EN BLEU ! Ça fait pas naturel. Aie l’air jeune. Pas vieille, c’est laid ! Les hommes n’aiment pas ça. Sois une femme. Sois pure. Préserves toi. Ne sois pas une pute. Ne couche pas avec n’importe qui. Les hommes n’aiment pas les salopes. Les femmes non plus d’ailleurs. Et souris plus souvent. Fais moi plaisir. Sois sexuelle. Sois innocente. Sois cochonne. Sois LA fille cool. Pas LA fille comme les autres filles. Et ne fais pas trop de bruit. Ne parle pas trop fort. Ne sois pas intimidante. Ne fais pas ta pétasse. Ne pleure pas. Ne crie pas. Ne parle pas. Ne parles pas si fort tu vas te faire remarquer. Ne bois pas. Ne sors pas. Rentres chez toi. Enferme toi chez toi. A double tour. Ne dis pas OUI. Ne dis pas NON. »
C’est ici l’univers urbain qui prime avec la parole de cette graffeuse qui démarre sur un prise de pouvoir absolument stupéfiante. Le corps dans l’espace, dans la ville, la réappropriation de sa voix dans l’espace public pour un texte poétique et politique signé Marie Dilasser. Servie avec brio par Christine Braconnier ce texte sur les graffeuses prend une dimension particulière avec l’avènement ces derniers temps des collectifs de colleuses, nous exhortant à l’instar de l’intervention génialissime de la géographe Rachèle Borghi à agir à notre niveau pour faire exister nos corps bruyamment, à ne surtout pas s’effacer et raser les murs.
« Hélène : Je voulais être handballeuse moi quand j’étais petite !
Rachèle : Pourquoi tu ne l’as pas fait ?
Hélène : On m’a dit que c’était un truc capitaliste. Un truc de winneur… J’avais des parents communistes alors…
Rachèle : Alors que je crois que ce qui compte c’est l’empuissancement qui peut se créer dans ses espaces là.
Hélène : Vous voulez dire empouvoirement, empowerment en anglais ?Rachèle : Non. Je veux dire empuissancement. Je ne veux pas le pouvoir, je veux de la puissance. De la puissance pour changer le monde. Et de la tendresse radicale !
Hélène : C’est beau la tendresse radicale !!! D’où ça vient ça, ce mot ?
Rachèle : Moi je l’ai vu et je l’ai appris dans le post-porn
Hélène : Qu’est-ce que c’est pour toi le post porn ?
Rachèle : Le post porn, c’est un mouvement politique artistique qui travaille sur le changement de l’imaginaire sur la sexualité, en pensant que la sexualité n’est pas quelque chose à reléguer à la sphère du privé, mais quelque chose qui est de l’ordre du politique.
Hélène : C’est rapporter la sexualité dans la sphère publique. Toutes les sexualités.
Rachèle : Oui, c’est important qu’on reconnaisse qu’il y a des femmes lesbiennes comme moi, des personnes queer. Et pas que des personnes hétérosexuelles. Et ce qui est important c’est d’exploser les normes à travers le corps, et de mettre la sexualité et surtout le corps, là ou l’on ne l’attend pas. Comme le font les graffeuses en quelque sorte. »
Madam#3 Parce que tu ne peux que perdre si tu n’as rien à gagner
Impressionnante prise de pouvoir de la comédienne Lymia Vitte sur un texte non moins percutant de Mariette Navarro. Le focus est ici mis sur celles qui marquent, celles qui gagnent de l’argent, des points, tout. Cette performance est suivie d’un entretien passionnant avec l’historienne et grammairienne Eliane Viennot. Elles reviennent ensemble sur les premiers mouvements féministes, la force de la prise de parole et tout une éducation sur le mot, le slogan, qui remet avec maestria l’église au milieu du village en matière d’écriture inclusive et de féminisation du langage français.
« Hélène : Mais est-ce qu’on peut faire autrement que d’accorder selon cette règle: le masculin l’emporte sur le féminin?
Eliane : Oui bien sûr ! La langue a fait autrement pendant des siècles.
Hélène : Comment ça ?
Eliane : Dans une langue il y a des lois et il y a des règles. Les lois sont des principes intrinsèques à la langue, c’est leur logique, c’est comme ça que la langue fonctionne. Le principe du masculin et du féminin pour les langues romanes, par exemple. Et après, il y a les règles, qui n’ont pas de nécessité si vous voulez.
Hélène : Vous avez un exemple ?
Eliane : Par exemple au tennis, la loi c’est le principe du jeu: deux personnes jouent avec des raquettes et des balles, qu’elles doivent faire passer au-dessus d’un filet, et qui ne doivent pas sortir du terrain. Et la règle, c’est par exemple décider que l’on gagne un jeu en 4 points gagnants, ou que l’on doive porter des shorts ou des jupettes pour jouer.
Hélène : Alors qui pose les règles de la langue française ? Qui a fait cette règle : le masculin l’emporte sur le féminin ?
Éliane : Des gens, à partir du 17ème siècle. Des grammairiens qui font partie de l’académie française. »
Madam#4 / Je préfère être une cyborg qu’une déesse
Vous en avez de la chance car c’est cet épisode qui sera le prochain programmé au festival d’Avignon pour une occasion inratable d’assister à la fureur sensuelle et toute la puissance scénique de Claire Engelet. Une plongée hypnotique dans une matrice imaginée par Solenn Denis et Hélène Soulié dont seule cette actrice pouvait porter le tempo. Cet épisode se démarque également par une création visuelle étonnante qui place ce texte dans une atmosphère chargée de sexe et de trip psychédélique sous acide.
« Claire : Attends je parle avec les gens ! Mais vous l’avez regardée quand même, avec un petit miroir, vous avez écarté les jambes et, comme moi, vous avez fait preuve de curiosité ? Non ? Timidité. Je comprends. On ne se connait pas, j’arrive, je vous demande le nom de votre chatte – pardon vulve, tout de suite comme ça, c’est intrusif beaucoup trop intrusif. Parfois je suis un peu… rentre dedans ! Pénétrante carrément, je suis là je pénètre je pénètre j’entrechoque j’y vais bam bam bam. »
Audrey Jean
MADAM Manuel d’Auto Défense À Méditer
Conception & mise en scène Hélène SouliéAssistée de Lenka Luptakova et Claire Engel
Textes performance Marine Bachelot NGuyen, Marie Dilasser, Mariette Navarro, Solenn Denis et Hélène Soulié, Claudine Galea, Magali Mougel
Textes vidéo et interviews Hélène Soulié
Avec les actrices Lenka Luptakova, Christine Braconnier, Lymia Vitte, Claire Engel, et Marion Coutarel, les chercheur.euse.s Maboula Soumahoro, Rachele Borghi, Eliane Viennot, Delphine Gardey et Saul Pandelakis, et les marines Claire et Marie Faggianelli
Scénographie Emmanuelle Debeusscher, Hélène Soulié / Vidéo Maïa Fastinger /Lumières Maurice Fouilhé / Costumes Hélène Soulié, Catherine Sardi / Régie et création son Jérôme Moisson / Régie générale Eva Espinosa / Regard anthropologique Loréna Favier / Production – Diffusion Jessica Régnier assistée de Pauline Roybon – Les 2 bureaux